Lecture du mercredi 25 février 2025 : (SI 4, 11-19) - Ps 118 - (Mc 9, 38-40)

Les disciples signalent à Jésus qu'ils ont vu quelqu'un « expulser les démons en son nom » et qu’ils sont intervenus pour l'en empêcher. Jésus leur répond de ne pas l’en empêcher « car celui qui fait un miracle en mon nom », dit-il « ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous. »
« Expulser des démons », « faire des miracles », agir « au nom de Jésus »…
Dans l’Ancien testament, parler ou agir au nom de Dieu était souvent lié à la mission prophétique. C’est un privilège, une responsabilité : il faut être mandaté par Dieu, sinon on est un faux prophète [1][2]. Revendiquer le nom de Dieu ne suffit pas si on n’est pas réellement inspiré par lui.
L’usage du nom de Dieu ne se limite pas aux prophéties : dans la Torah, on bénit (et on maudit) au nom de Dieu [3], on combat, on invoque sa puissance sur quelqu’un, on rend justice au nom de Dieu [4]. Le peuple d’Israël est mis à part pour cela : pour témoigner de Dieu. Cependant, en général on n’agit pas en son nom.
Dans le passage de l’évangile de Marc, on lit que « quelqu’un expulse les démons au nom de Jésus ». L’action pose problème aux disciples, c’est un exorcisme ! Ce n'est pas n'importe quel acte. C’est un acte, nous le savons, qui chasse ce qui divise, qui rassemble, qui restaure l’unité de la personne et de la communauté. Incroyable, si on y pense : les disciples empêchent cela - l’acte qui restaure la personne -! Tout braqués qu'ils sont sur leur appartenance, leur groupe, la pureté et l’exclusivité de la Loi ! Ils sont devenus involontairement des obstacles à une action qui libère...
Jésus ne laisse pas passer, évidemment ! Il inverse la logique : si quelqu’un fait un miracle, s’il rassemble, s'il permet de se (re-)construite, il est déjà « avec lui ». Jésus reconnait la validité d’une action fait en son nom par quelqu’un d’extérieur à son cercle restreint, par quelqu’un qui n’est pas mandaté. Il élargit en quelque sorte la notion d'Israël, de communauté, de peuple de Dieu. Pour Jésus, le Royaume de Dieu est ouvert à tous, par-delà ses proches, par-delà les frontières de la loi; il est ouvert aux païens, aux gentils car ils peuvent manifester la réalité du Royaume, au travers de leurs actions, même là où on ne s’y attend pas.
C’est formidable d’entendre sa réponse : « celui qui n’est pas contre nous est pour nous« . « Celui qui n’est pas contre est pour ». Cela s’appelle en dialectique quantique, « une logique de tiers inclus ». Il y a les pour, il y a les contre, et tous ceux pour lesquels on ne sait pas trop mais qui potentiellement peuvent devenir pour. On est loin de la pensée aristotélicienne classique : « t’es pour ou t’es contre », qui semble être la pensée des disciples. Ils disent de celui qui agit : « il n’est pas de ceux qui nous suivent » …
Bien avant Lupasco et Nicolescu, deux pontes de la dialectique quantique au XXe siècle [5], Jésus dépasse donc la logique binaire (être « avec lui » ou être « contre lui ») pour ouvrir un espace où toute personne peut agir dans la dynamique du Royaume, sans nécessairement appartenir à un groupe ou l'autre. C’est une vision inclusive, dynamique, une nouvelle manière de penser l’appartenance à la communauté du Royaume. La logique du tiers inclus !
Jésus n’est pas seulement inclusif. Il est pragmatique : l’efficacité de l’action prime sur son origine et mieux vaut une action bonne qui échappe au cadre prévu, plutôt qu’un cadre rigide qui empêche le bien de se faire. Ce qui compte, ce n’est pas d’où vient l’action, mais ses effets. Quelle ouverture dans un monde replié sur lui-même !
Mais il ne faudrait pas être simpliste : l’origine de l’action n’est pas secondaire pour Jésus ! Il ne cherche pas à valoriser seulement l’efficacité de l’action, mais aussi son ancrage dans une relation authentique avec lui, avec Dieu. Dans l'évangile de Matthieu (Mt 7, 21-23), Jésus avertissait d’ailleurs qu’il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur » pour faire des actes en son nom, mais d’agir « selon la volonté du Père ». Une question de bon fondement.
La relation authentique avec Dieu est essentielle. Ce qui prime, c’est que l’action soit réellement accomplie « en son nom » et qu’elle participe à la mise en place du Royaume, Dans ce cas, le quidam ne peut pas mal parler de lui !
Marc propose donc dans ce passage du jour une sorte de grille de lecture du monde qui dépasse la simple appartenance et pousse à la reconnaissance du bien fait, même quand il est fait au-delà des frontières établies. C’est assez nouveau, dans son environnement !
« Là où il y a charité et unité, il y a la vérité », disait St Augustin, qui encourageait les chrétiens à reconnaître la sagesse des philosophes païens et à en tirer profit. Reconnaître l’œuvre de Dieu où elle se manifeste. Dans le respect, sans le récupérer ou chercher à le changer. C’est un bien beau défi pour aujourd'hui !
En prolongement, je pose deux questions :
- Faut-il être du métier, formé, mandaté, ordonné, reconnu par le système, pour apporter une contribution « valable » aux yeux de notre Dieu ?
- Doit-on fuir, refuser, critiquer des alliances avec ceux qui ne partagent pas nos convictions mais poursuivent des objectifs communs ? En politique, en religion, en société ?
Et si notre réponse est « non », posons-nous la troisième question de savoir si nous sommes au quotidien, dans nos relations humaines, dans nos actions, dans la logique du « tiers inclus » ou dans celle « tiers exclu ».
[1] Voir par exemple (Dt 18, 18-22) : « Je ferai se lever au milieu de leurs frères un prophète comme toi ; je mettrai dans sa bouche mes paroles, et il leur dira tout ce que je lui prescrirai. » ; (Jérémie 14,15) : « C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : « Les prophètes qui prophétisent en mon nom, alors que moi, je ne les ai pas envoyés, eux qui disent : “Il n’y aura ni épée ni famine dans ce pays”, ces prophètes-là périront par l’épée et la famine ! »
[2] Il est pourtant déjà arrivé qu’on « laisse aller » (Nb 11, 26-29) : « Deux hommes prophétisent dans le camp sans avoir été consacrés officiellement. Josué demande à Moïse de les faire taire. Moïse répond : "Serais-tu jaloux pour moi ? Que tout le peuple du Seigneur soit prophète !" »
[3] (Nb 6, 27) : « Parle à Aaron et à ses fils. Tu leur diras : Voici en quels termes vous bénirez les fils d’Israël : “Que le Seigneur te bénisse et te garde ! Que le Seigneur fasse briller sur toi son visage, qu’il te prenne en grâce ! Que le Seigneur tourne vers toi son visage, qu’il t’apporte la paix !” Ils invoqueront ainsi mon nom sur les fils d'Israël, et moi, je les bénirai. » - (1 S 17, 45) : "Tu marches contre moi avec l'épée, la lance et le javelot, mais moi, je marche contre toi au nom du Seigneur, le Dieu des armées d’Israël, que tu as insulté."
[4] (Dt 6, 13) : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu, tu le serviras, c’est par son nom que tu prêteras serment. »
[5] Lupasco S., Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie, Paris, Hermann, 1951 - Nicolescu B., La transdisciplinarité – manifeste, Monaco, du Rocher, 1996, p. 45.
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