Le hapax du jour : καθηγητής (Mt 23, 1-12)
- Isabelle Halleux
- 23 août
- 3 min de lecture

Lectures du jour (23/8/2025) : (Rt 2, 1-3.8-11 ; 4, 13-1) – Ps 127 - (Mt 23, 1-12)
Quand Aimé Césaire invente le mot « négritude »[1], il accomplit ce que la poésie peut faire de plus puissant : il nomme l’expérience, la souffrance, la mémoire des peuples africains et afro-descendants, avec un mot tout ce qui a d’unique et de nouveau. Avec ce mot, il ne décrit pas seulement une réalité et une identité jusque-là non désignées : il la nomme, l’appelle à l’existence, la fait surgir de la conscience collective, pour donner dignité et avenir. C’est ce qu’on appelle « un hapax poétique fondateur ». Il sort de la bouche du poète et devient vie, mouvement, libération.
Quand Matthieu écrit « Ne vous faites pas donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ » (Mt 23, 10), il n’utilise pas le mot « didaskalos » qui veut dire « maître, enseignant, celui qui enseigne la loi ou la doctrine ». Il n’utilise pas non plus « kyrios », « maître, seigneur », le titre de respect que l’on donne à une autorité divine. Il utilise un mot inédit, un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans l’Ecriture : « katēgētēs » (καθηγητής).
Avec ce « katēgētēs», Matthieu nomme ce qui n’a jamais été nommé de Jésus dans l’environnement juif : Jésus est celui qui accompagne sur le chemin vers Dieu. Lui seul. Ce n’est pas la pratique de la Torah qui conduit à Dieu, n’en déplaise aux pharisiens et aux scribes ! C’est la relation avec Dieu, en Jésus, Christ.
« Ne vous faites pas donner le titre de maître », de katēgētēs, dit-il, n’ayez pas cette posture intérieure, car le Christ ressuscité est le seul capable de faire vraiment cheminer un croyant. C’est l’expérience vécue par les disciples d’Emmaüs : une rencontre qui conduit à Dieu.
Et c’est là mon lien avec le hapax poétique fondateur d’Aimé Césaire : le hapax de Matthieu appelle à la reconnaissance de ce qui est, qui était, mais n’était pas vraiment exprimé, voire compris. Il fait surgir cette réalité de l’expérience individuelle et collective des disciples et des foules. Il leur donne ainsi dignité et avenir en Dieu. Le mot qui sort de la bouche de l’évangéliste devient vie, mouvement, libération.
Cela peut sembler évident... Oui, mais : avons-nous vraiment saisi ce que katēgētēs implique ?
Seul le Christ est l’ultime référence qui conduit la vie spirituelle d’un autre. Matthieu (Mt 23, 10) met en cause tout monopole humain sur la direction spirituelle. Que vivons-nous ?
Il y a maître et maître, maître et guide, magister et katēgētēs … Saint Jérôme, dans la Vulgate a traduit « katēgētēs » par « magister ». Cela a nourri pendant plus d’un millénaire tout la conception pédagogique et académique de l’autorité doctrinale chrétienne que nous connaissons : le Magistère de l’Eglise. Alors que le mot grec parlait du rôle de guide spirituel du Christ – ce qui est resté en Orient -, nous vivons dans un monde doctrinal ecclésial propre à l’Occident.
Je vous laisse réfléchir à deux questions :
Quand nous avançons dans notre vie spirituelle, dans le silence de notre cœur, à qui remettons-nous nos pas ? Laissons‑nous le Christ, notre unique maître, notre guide intérieur, nous accompagner avec humilité et liberté ?
Dans notre service aux autres, comment assumons-nous notre mission, notre engagement ? Cherchons‑nous à suivre ou à faire suivre les règles, les directives ou les traditions, ou laissons‑nous le Christ guider notre cœur, pour agir librement et pleinement, avec authenticité et amour ?
[1] Aimé Césaire (1939) – Cahier d’un retour au pays natal
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